Mené par Charlotte Imbault, Septembre 2025
Comment avez-vous travaillé le texte des Enivrés de Viripaev ?
L’écriture de Viripaev est une matière toujours insolite à œuvrer, qui ne donne pas les appuis habituels. Viripaev m’intrigue beaucoup parce qu’il ne porte pas d’affirmations péremptoires sur le monde, sous lesquelles nous croulons. Il n’essaie pas de poser une thèse ou offrir des réponses sur les thèmes qu’il se donne, la vie, Dieu, l’amour, le pardon ou la liberté, mais il travaille à chavirer les questions. Ce qui est beau, c’est le mouvement qui s’opère dans la construction d’une scène. Au sein de chaque scène, il y a une pulsion souterraine à trouver, comme une vague océane. Chaque scène est comme un rouleau d’une ivresse au début bienheureuse qui bascule à un moment vers la discorde, qui se matérialise par une bagarre, une chute ou une gifle et, au bout de ce rouleau tumultueux, jaillit comme en écume un sens étrange. C’est cette vague-là qu’il faut construire en innervant les phrases et le rapport physique entre les personnages.
Comment se matérialise cette vague ?
Dans l’écriture de Viripaev, le sens des choses est sans cesse déjoué. Ce que l’on pense être une scène de rencontre amoureuse est en fait une scène de règlements de compte, puis non une séquence sur le pardon etc. Viripaev est un auteur « malin », au sens de manipulateur, tant à l’égard des spectateurs que pour le metteur en scène ou les actrices et acteurs qui doivent l’interpréter. Il faut pour l’habiter, abandonner le désir de maîtriser le sens de ce qu’on joue, mais trouver le mouvement qui conduit chacun et le groupe d’une pensée à l’autre, d’une émotion à son contraire, du rire aux pleurs ou inversement.
Dans chaque séquence, c’est comme s’il y avait deux alcools : un alcool étourdissant d’abord, frénétique, qui innerve la scène jusqu’à une acmé, et puis une autre ivresse, de redescente, où se délivre un sens, une espérance. Les corps exultent, puis se relâchent. On sait juste que l’on est dans le tracé de l’auteur quand, au mitan de chaque scène, on peut atteindre le défi physique qu’il nous donne d’une baston collective ou d’une danse folklorique improvisée.
Que recouvre l’alcool ?
Il s’agit ici moins d’alcool que de l’ivresse. Si vous lisez attentivement la pièce, vous verrez qu’il n’y a pas une réplique où ils boivent. Mais ils sont « ivres mort » (selon cette curieuse expression). L’ivresse fascine toujours pour son pouvoir oraculaire (qui n’est pas celui surplombant le temps et les hommes des prophètes). L’ivresse est une manière frivole mais efficace pour accéder à un regard nouveau sur les choses et les êtres. Elle permet ainsi d’approcher une sorte de « sainteté » mais elle très humaine, très charnelle, quand elle verse les individus vers quelque chose de meilleur en eux. Ce que nous apprend l’ivresse est que chaque homme et femme, d’une manière ou d’une autre, conserve quelque chose qui n’est pas souillé, un peu de l’étincelle « divine » (même si comme disent à peu près tous les personnages : ils ne croient pas en dieu). Les personnages des Enivrés entrent en scène avec une identité sociale, sociologique, idéologique très marquée (ils sont manager en opération bancaire, directeur de festival, avocate, modèle ou prostituée…), et ils sont pris dans des situations très normées (mariage, anniversaire de décès, enterrement de vie de garçon), mais l’alcool fait fondre ces armures et dérègle les transactions sociales de la vie commune. L’ivresse déjoue les discours dans lesquels on est malgré nous enfermé·es, les opinions que l’on pense constitutives de soi. Cela me fait penser à un roman des années 70, L’homme-dé de Luke Rhinehart, où un homme joue son identité chaque jour aux dés : un jour, il est de gauche, un jour de droite, un jour croyant, l’autre pas, courageux ou lâche, etc. Tous ces caractères que l’on croit nous définir ne sont, comme dit Pascal, que des qualités empruntées. Notre identité est plus floue, mystérieuse et belle, que ce avec quoi on la construit.
Que permet la nuit ?
Je suis parti d’une phrase d’un poète français que je connaissais mal, Paul Gadenne, et que j’ai trouvée par hasard, et qui m’a marqué. Il écrit : « Les journées sont toutes différentes, séparées. Mais les nuits sont unies, les nuits sont toujours la nuit, la même ; il n’y a qu’une seule nuit, au fond de laquelle nous retombons chaque soir comme des noyés. »
La pièce dessine une nuit-monde, une nuit blanche, chavirée dans l’ivresse, où quatorze personnages, représentant la diversité de l’humanité d’une ville contemporaine, désorientés entrent, errent, se percutent. Les volutes de la conscience, libérée par la nuit, les stupéfiants ou la fête, suivent des routes inédites vers l’amour, la mort, le sens de la vie, la liberté… La houle de la nuit déforme les conversations du monde jusqu’à les transfigurer. Dans leurs balbutiements se cache une voix lumineuse sur la condition humaine et le sourire fou de notre monde. L’enjeu est de pincer ces instants, pris à notre danse quotidienne autour du gouffre, mais où la vie scintille d’une autre aube. Chez Viripaev, la vie ne peut pas changer, mais elle peut s’interpréter différemment. « Exister, c’est interpréter » est peut-être la seule annonce souterraine du texte.
Comment s’est fait le choix de deux gradins de hauteur différentes pour accueillir le public ?
La question était comment regarder cette humanité ivre, ces gens titubant physiquement ou moralement, et comment ils s’adressent à nous. Un ivrogne dans la rue, soit vous le voyez de votre fenêtre dans un surplomb, tranquille, protégé, jugeant ; soit vous êtes assis à côté de lui, dans l’abribus, inquiet qu’il ne s’adresse à vous.
Et lui ou elle aussi s’adresse, dans sa nuit, soit à un voisin réel ou parfois imaginaire, soit à une divinité en hauteur. Chaque parole de ces êtres ivres peut être entendue comme une idiotie incohérente, ou comme une mystique étrange ; chaque phrase, une invective ou une prière.