I
Est-ce que tu fais du théâtre ?
réponse a) Oui
Oui.
II
Si réponse a) Que veux-tu de lui ?
Bon, alors allons-y, réfléchissons. Aujourd’hui, maintenant, voilà ce que j’ai envie de répondre: je souhaite que le théâtre fasse ressentir du collectif. Et que sa principale activité consiste à purger le réel, qu’il s’oppose à lui, PAR lui. C’est à dire que par les corps, les énergies, les matières bien présentes (et donc réelles) devant nous, avec nous, on puisse vivre autre chose que ce qu’on vit dans nos vies quotidiennes qui ne laissent pas beaucoup de place à ce qu’il y a de sacré. Ça paraît, comme ça, être des mots forts (purger, sacré…) mais je ne crois pas tant. Ce sont des mots qui impressionnent parce que d’une certaine manière on n’a pas trop le droit de les vivre, de les expérimenter dans nos systèmes de sociétés libérales, individualistes et capitalistes actuelles et qu’en plus on a pris l’habitude de les associer à des dogmes eux-mêmes autoritaires et répressifs (#l’Églisecatholique par exemple), mais dans d’autres formes de sociétés, c’est, c’était des choses « normales », habituelles il me semble. Et puis sans parler de ce qui existe ou a existé, on peut assez facilement imaginer des sociétés où on laisserait plus de place à ce qui justifie/ excuse/explique un peu le fait qu’on soit vivant.e.s. Peut-être que dans une société idéale, on n’aurait pas besoin de théâtre, parce que jouer et vivre ce serait pareil par exemple… je disais ça dans la maquette du Cheval de la vie, la saison dernière: dommage qu’on doive s’enfermer dans des boîtes pour faire ce genre de choses : écouter la musique et imaginer des ailleurs, inventer des figures qu’on fait passer par son corps et qui nous libèrent des entraves, des oppressions qu’on vit au quotidien, qui nous font rire, qui nous lavent, ou encore sentir comme ça fait du bien de regarder deux personnes qui s’enlacent, qui se parlent avec qualité… je donne ces exemples un peu au hasard parce que c’est ceux qui me viennent là mais je pourrais en donner d’autres… mais la chose qui me vient surtout c’est que, peut-être que finalement c’est comme se laver, c’est physique, c’est nécessaire de faire/et de voir faire ces choses-là, c’est presque animal. Ça me semble moins culturel qu’on ne le croit. Même si la dichotomie nature/culture a ses limites. Je ne sais pas s’il est si vital que ça de traverser des expériences sexuelles et génitales mais je peux peut-être affirmer que le sensoriel, le sensuel le sont, eux, vitaux et qu’on a du mal à les générer seul.e.s, dans nos vies, nos chemins et cheminements à la fois frénétiques, hystérisé.e.s et isolé.e.s, vidé.e.s. Alors je trouve ça chouette si le théâtre contrevient un peu à ça.
III
«On traverse un tunnel – l’époque», disait Mallarmé.
Qu’est-ce qui bouche le désir ?
Cette expression d’époque comme un tunnel, un truc dont on ne voit pas le bout, ça me fait penser à une chose: on est pas mal de jeunes aujourd’hui trentenaires, issu.e.s des classes moyennes ou même petites bourgeoises, à avoir cru, en faisant de grandes études, et en choisissant certains métiers (artistes, intellectuel.le.s, ingénieur.e.s…), qu’on allait pouvoir un peu sortir du lot, avoir individuellement des vies meilleures, en conscience qu’on avait quand même vraiment plus de chances que les gens issus des classes plus pauvres, classes qu’on pensait peut-être d’ailleurs pouvoir aider par nos métiers. Et on n’a pas la sensation d’avoir choisi ces métiers pour l’argent mais parce qu’ils nous donneraient du sens… par idéal… tout en nous permettant de subvenir à nos besoins matériels bien sûr. On pensait donc possible de s’émanciper par ce biais-là, de trouver une forme de bonheur, de justesse. Pour certain.e.s, même, on se disait: on travaillera et on militera à côté pour changer les choses ! Or, je trouve qu’on est nombreux.ses à se rendre compte que ce n’est pas si évident que ça. On est nombreux.ses à ne pas aller toujours très bien et à ne pas savoir vraiment pourquoi, et même à culpabiliser de cela: on a fait tout ce qu’il y avait à faire pour s’en tirer et ça ne marche pas ! Et puis, on se dit qu’on a plus de chance que plein d’autres ! Pour ma part, je commence à comprendre que c’est parce qu’il n’est pas vraiment possible de s’en sortir de cette façon, qu’on reste malgré tous nos privilèges, encore des agents et des victimes du système capitaliste et qu’il est trompeur, culpabilisant de croire qu’on aurait pu/dû s’en sortir et être heureux.ses ainsi. Je vois bien aussi à quel point c’est de l’intérêt des dominant.e.s qu’on croit tou.te.s chacun.e individuellement et isolément que c’est nous le problème, qu’on est trop inadapté.e.s… bref ce que je trouve spécifique à notre époque peut-être, c’est ça, le fait que même ces classes-là, avec un gros capital culturel, beaucoup d’idées et d’idéaux dans la tête, elles souffrent et elles ne trouvent plus de quoi tirer leur épingle du jeu en restant à l’intérieur du système. Je crois que c’est vrai que les temps sont très durs, qu’on n’arrive de moins en moins à échapper aux oppressions. Si je prends l’intermittence par exemple, qui me concerne directement, et qui à bien des égards peut être vu comme un modèle qualitatif dont trop de gens sont privés : faut-il rappeler à quel point cela reste précaire ? Lorsque nous parvenons à atteindre les 507 heures nécessaires pour bénéficier du chômage, c’est que souvent, nous avons travaillé dans des conditions matérielles très limites et bien plus que le nombre d’heures finalement déclarées. Nous sommes toujours sur les routes, il nous est très difficile d’ancrer notre vie quelque part, de construire quelque chose. On est comme des petit.e.s auto-entrepreneur.se.s de nous-mêmes. On enchaîne les projets sans beaucoup de continuité. Et on doit beaucoup se déplacer car on est rarement subventionné par les moyennes et grandes villes saturées, et parce que les institutions culturelles qui nous subventionnent attendent de nous que nous allions là où l’État, son école, sa police échouent… il nous est très difficile de dire non à ça, car de toute façon, dire non, dans notre métier, c’est vite prendre le risque qu’on nous rappelle jamais… sans parler de toutes les oppressions, les abus que nous vivons en tant que salarié.e.s et qu’on a du mal à dénoncer au nom du fait qu’on fait un métier-passion… alors ça, oui ça coupe le désir, ça déprime.
Comment tu le débouches ?
C’est pas simple. Je cherche. J’erre pas mal face à tout ça. Je me sens souvent un peu perdue. Mais je dirais, que ce qui m’aide beaucoup c’est de recréer du collectif, et du collectif un peu émancipé/émancipant, comme des mini-sociétés rêvées et temporaires au sein de la grosse société qui va mal. Grâce au théâtre, à mes amitiés, au militantisme, aux expériences de résistance…
V
L’Amour ? La Beauté ?
Oui. C’est des choses qui calment, qui apaisent, qui donnent du sens. Le combo amour/beauté c’est peut-être la définition que je ferais du sensuel. C’est aussi ce que je mets du côté du sacré.
Tu les cherches encore ?
Je ris de cette question parce que je crois qu’au fond, je ne cherche que ça en ce moment. Aussi comme des remèdes à l’angoisse. Y a-t-il un endroit du monde où tu les accroches ? Non parce que j’aime bien croire qu’in fine, on peut/pourra les générer partout dans le quotidien et que c’est aussi à ça que peut servir le théâtre: nous apprendre à les repérer pour après les emporter avec nous dans la vie de tous les jours, et trouver la force de lutter, chacun.e à notre endroit et à plusieurs pour qu’ils aient leur place. Pour finir, je me dis que peut-être le théâtre, pour moi, ça sert à faire des brouillons, des esquisses pour préparer la vie, savoir ce qu’on attend d’elle, ce qu’on aime d’elle et comment s’y prendre pour que ça puisse émerger… un peu… le temps d’un spectacle, d’une répétition, on s’échappe du réel, pour mieux revenir à lui, pour apprendre à faire avec, à faire dedans, ce qui n’est pas toujours une mince affaire pour moi.