Le projet de La Commune est habité par ces questions : quel théâtre, quelle manière de le faire, quelle confrérie théâtrale, quelle alliance avec la population permet un lieu ?
Le théâtre en France est souvent fait hors des lieux, ou disons dans un nomadisme ou un éclatement des productions qui a distendu cette question d’un théâtre situé.

Le CDN d’Aubervilliers est pourtant né de cette question, par le mérite de Gabriel Garran, de Jack Ralite et du maire André Karman. Il a été une déclaration magistrale sur le fait qu’une population de banlieue méritait tout autant que les autres un théâtre de création qui travaille à l’émancipation. Ainsi est né le premier CDN de banlieue, s’appuyant sur un grand corps d’amateurs qui cherchaient quel théâtre il fallait faire et qui soit juste et libérateur. Et s’appuyant sur une population contribuant au désir, à l’éclaircie de ces questions.

Nous sommes fidèles à cette idée.

Dans l’histoire du théâtre, ce sont les aventures situées, adressées et adossées qui ont constitué les balises de notre art. Meyerhold en Russie révolutionnaire, Brecht puis Fassbinder puis Peter Stein et Klaus Mikhael Grüber en Allemagne déchirée, Dasté à Saint-Etienne, Jourdheuil/Vincent à Strasbourg, Vitez à Ivry puis de Chaillot et de la Comédie-Française s’adressant à l’Histoire de notre pays, Kantor, Lupa et Warlikowski en Pologne, et plus récemment encore Milo Rau à Gand, par exemple, ont tiré leur nécessité artistique de s’adresser à une situation précise, de leur pays, de leur voisinage aussi comme lieu de la réalité. Et des conditions, dans l’époque, de leur art qu’ils ont voulu modifier, affranchir, rendre plus juste.

Pour nous, il n’y a pas eu de nouveauté en art qui ne soit l’examen sérieux de cette question : à qui je m’adresse ? pourquoi ? comment ?
La Nouvelle Vague cinématographique, mais aussi plus lointainement Racine, Molière, et l’art plastique moderne, sont des arts situés, faits pour des gens et des circonstances historiques précis, dans une situation délimitée pour mieux contribuer à la transformer. Et cela entraîne toujours que les moyens de production eux-mêmes, la manière d’opérer soient fondamentalement transformés.

Quand Gabriel Garran mêlait Claude Dauphin, Nathalie Baye et Philippe Léotard à des amateurs, il contribuait à modifier les conditions de l’œuvre.

Notre intuition dès lors était simple : aller voir ce qu’un lieu nous permettait de réveiller que l’absence de lieu ne permettait pas ?
Notre souci, nous le disons sans fausse honte, n’était pas social. Il était artistique. Comment un lieu contribue à faire un art plus élevé et plus juste ? L’art fait partie des pratiques culturelles des gens, par là il est social si le souci de cette inscription dans la vie de chacun est fermement mené et il n’est politique que par sa justesse formelle en réponse aux questions et nœuds qu’adresse la réalité à une conscience contemporaine.

Nous avons tenu fermement ce programme. En quoi le lieu public de théâtre est-il bon pour l’art ? Et quelles conséquences cela a-t-il pour le lieu s’il s’adosse à un tel destin ?
Je dois dire que nous n’étions pas sûrs que ces questions trouvent des réponses faciles. J’ai toujours dit que je venais faire une enquête, savoir si les CDN étaient encore des lieux justes, et par cette position systématique, rigoureuse, ne se payant pas de mots ou de simulacres, aider à répondre que oui. C’est notre travail, c’est le projet, dont la conclusion est en actes, en devenir, empirique.

Nous avons créé une nouvelle manière de produire, en passant commande à des artistes célèbres de nos Pièces d’actualité. En septembre 2019, à l’heure où j’écris, Richard Maxwell est en train de réaliser la 14e.

C’est rare qu’un lieu de création propose et mette en œuvre un programme de nouvelles formes en quête de réel, que de grands artistes acceptent voire sollicitent de remplir.
Quand nous quitterons le lieu, nous aurons constitué un catalogue de formes, dont beaucoup sont devenues célèbres et inspirantes.

Nous avons créé une confrérie très émouvante et valide. Ce ne sont pas des partages de production seulement ou du partage d’outil ; ça c’est la moindre des choses.

Ce sont des dialogues continuels sur l’art et sur le lieu public, des aides entre artistes (les uns assistant les autres, souvent, ce qui est rarissime, cette confiance et cette communauté des enjeux que chaque singularité artistique porte en termes d’intérêt pour tous et qui s’avère dans la porte ouverte, les disputes fécondes, et la camaraderie de travail).
Il y a, à mes côtés, Marion Siefert, Jérôme Bel, Maxime Kurvers, Olivier Coulon-Jablonka. Chacun a pu dire : ici, je fais des choses que je ne ferai pas ailleurs, la liberté est totale, la stimulation par le contexte inédite, l’audace à expérimenter avec le public totale. Mais autour d’eux, il y a une communauté d’artistes jeunes, qui cherchent, qui se sont donnés des instances inédites de travail.

Nous avons créé un Laboratoire pour des Acteurs Nouveaux (le LAN), adressé à la population, ouvert tous les soirs et gratuit, et qui cherche quelle nouveauté la nouveauté de gens inédits au théâtre peut apporter.

Le principe de ce Laboratoire est le suivant :
ne viens pas enseigner ce que tu sais, viens faire le pari que les corps nouveaux du théâtre, ceux des étrangers, des jeunes de la ville, des amateurs complets, peuvent t’aider à résoudre des choses qui sont en impasse ou inconnues dans ton art.
Ce Laboratoire est porté par une quinzaine d’artistes dont nos artistes associés et moi, mais aussi par Émilie Hériteau, Maxime Chazalet, Frode Bjonstrad, Camille Duquesne, Magali Montoya, Bénédicte Le Lameur, Marion Bottolier, Lauren Lenoir, Marie Schmidt, Françoise Lepoix, Sylvia Etcheto, Frédéric Schultz, Olivier Horeau, Pascal Batigne, Edouard Penaud, Marie Lamachère, Caroline Lionnet, Christophe Patty. C’est saisissant cette chaîne. Et ce lieu nous rend heureux.

Nous avons créé un studio pour acteurs où des acteurs professionnels de parcours et d’âge divers se donnent les moyens d’une recherche fondamentale sur l’art de l’acteur mais aussi sur la reconquête d’une intellectualité propre à l’acteur. C’est la recherche au sein de la maison, fidèle en cela aux grandes aventures du théâtre institutionnel : ce désir obstiné qu’ont eu Peter Brook, Stanislavski, Meyerhold, Vitez, Chéreau de tenir sur l’idée que l’institution doit s’appuyer sur une cellule de recherche.

Nos Pièces d’actualité, notre Laboratoire, notre Studio, sont cette instance de recherche.

Nous avons créé une école politique et philosophique avec les étrangers, ceux qu’on appelle les « migrants » et qui se nomment les ouvriers et la jeunesse du monde. Elle est portée par 30 bénévoles. Elle a touché plus de 600 personnes en 3 ans. Elle réunit un noyau constant de 200 personnes. Elle est ouverte le soir et le week-end.

L’École des Actes travaille selon une idée : ce qu’il y a à résoudre pour la vie des plus démunis doit l’être de sorte que cela rende service à tous, au-delà d’eux, car beaucoup de choses sont en impasse dans notre pays.
C’est une méthode horizontale, où chacun, quel qu’il soit, artiste, intellectuel, étudiant, travailleur avec ou sans papiers, jeune, vieux, femme, homme, contribue aux hypothèses générales.

La question du travail des étrangers recoupe la question du travail pour tous les jeunes et la question même du travail, abîmé, dans notre pays.

La question du logement des étrangers recoupe la question du logement pour beaucoup de catégories, étudiants, travailleurs pauvres etc.

La question de l’école, de la connaissance qu’il serait juste de constituer et de donner, va au-delà de l’apprentissage à procurer aux étrangers, mais percute celle de nos écoles, universités où la manière et les contenus sont en crise. L’École des Actes a des projets et des dispositifs passionnants :

  • Un travail fondamental sur « les lois de la vie des gens » qui donne lieu à un Manifeste écrit au fur et à mesure et bientôt publié
  • Un projet de formation au numérique et objets connectés en association avec l’association TharGo
  • Un atelier du droit
  • Une assemblée des femmes
  • Un ciné-club
  • Un projet de série TV avec Les Nouveaux Commanditaires
  • Une fabrique de podcasts
  • Un atelier d’architecture populaire

L’axe de travail de l’École s’oriente fermement vers une nouvelle urgence : réussir à rassembler les trois jeunesses, qui sont durement séparées.
La jeunesse intellectuelle et la jeunesse migrante a fait la jonction, mais il y manque trop la jeunesse populaire, celle de nos villes, parfois menacée de repli et de ressentiment, et le plus souvent à la générosité sans emploi.

Les projets de formation et de création de l’École, qui devraient être aidés par l’Europe entre autres, sont pensés et orientés désormais pour mettre au travail sur des enjeux communs ces 3 jeunesses.

Nous avons mis en œuvre une grande réflexion sur l’architecture de notre théâtre et sur les nécessités nouvelles des architectures culturelles. Nous avons posé une nouvelle hypothèse, inédite. Que nos architectures soient pensées pour des temps intermédiaires (nous avons tellement réduit l’idée du rituel théâtral, et nous savons si peu ce que seront ceux qui en art correspondront aux rituels politiques et sociaux à venir, qui se cherchent, loin de l’idée de représentation, qu’il vaut mieux cesser de livrer des architectures monumentales, des programmes qui pèsent sur les épaules des artistes et des publics durant des siècles). Et que ces architectures manifestent en leur sein le désir d’alliance avec la population.

Des architectures comme des hypothèses et des essais situés.
Nous menons avec les partenaires du théâtre, Ville, État, Département, Région, un grand projet de reconfiguration du théâtre qui l’adossera à une résidence pour travailleurs étrangers, à une résidence d’artistes et à notre École. C’est un prototype inédit en France.

Tout cela, c’est de la recherche, de l’innovation. Des idées mises en actes. Et étrangement, une institution qui de plus en plus souhaite donner le pouvoir de l’instituer aux gens qui l’habitent, l’éprouvent, la fréquentent. Nous ne sommes que balbutiants. Le travail de transformation est si dur, chacun le sait.

Enfin, notre programmation artistique est obsédée d’une seule chose : quelles sont les orientations des arts de la scène aujourd’hui ? Que permettent-elles de penser de l’art d’abord et du monde ?

Notre théâtre est un petit théâtre, bien des spectacles à grande scénographie ne peuvent y être accueillis. Mais dans cette cordialité de moyens simples, nous avons embrassé et embrasseront large d’un panel contemporain. Avec un souci évident : la création (75% des spectacles présentés sont des créations, et 65% des créations maison, ce qui est rare) et la jeunesse. Le monde aussi est là. Bien des choses qui sont décisives sont inventées par des artistes étrangers et nous nous devons de les montrer, de contribuer ainsi à la pensée collective. Mais avec tout ça, nous rêvons de construire un art du spectateur. Un spectateur chercheur avec nous.

Quant à moi, dans ce théâtre, il me semble que j’y ai radicalisé mon art. Il est d’une équation un peu singulière. Je cherche l’art théâtral, dans ses coordonnées historiques, avec du répertoire entre autres, ou un usage de ses coordonnées fondamentales, je ne renonce ni à l’art du jeu pour l’acteur, ayant pour adversaire le faux naturel, l’identitaire, ni à la question de l’espace théâtral, de son architecture, de son adresse configurée par des murs, des assises et de la lumière, ni à la question du texte et de la pensée que seul le théâtre peut porter.

Mais cet art théâtral, que j’absolutise, parlant pour lui de discipline avec cet air intempestif en des temps pluridisciplinaires, mettant pour lui en place les outils d’une recherche fondamentale comme pour les disciplines les plus pures, j’en cherche l’ouverture, la déchirure contemporaine.

Je cherche moi aussi l’art le plus précis, le plus confronté à ses impasses et nécessités formelles, et je ne doute pas que ce soit lui, avec ses figures étonnantes, non encore domestiquées, qu’il faille donner à quiconque.

Je pense que le théâtre aide à penser, c’est-à-dire à donner les images et les conséquences de vie que comportent les mots, à se libérer de ceux qui n’en fabriquent aucune ou de la mauvaise au détriment des autres, à fonder le rapport au temps et à l’espace et qu’ainsi il aide à respirer DANS le monde, à comprendre le rapport à l’inconscient individuel et collectif. Qu’il organise sur scène des propositions nouvelles sur ce qui fait une société, la rassemble de manière harmonieuse, sans divisions incompatibles et guerrières.

Je crois qu’il faut petit à petit contribuer à inventer un nouveau rituel pour lui, et comme Brecht le fit, se demander ce qui fait œuvre théâtrale, qui la fait, qui la donne à qui et dans quels espace et temps.
Et que, étant donnée la confusion politique, il lui revient de construire un nouveau laboratoire des capacités communes. Je n’ai jamais cru qu’il représentait le monde. J’ai toujours cru qu’il mettait au clair et représentait le désir, et ce qu’il a à traverser de fausses certitudes pour être plus libre et juste.

Un théâtre étranger pour des étrangers.

Seul un projet commun d’une société à construire, qui nous fait tous étrangers, nous libèrera des fausses questions sur l’identité, sur la légitimité des représentations existantes. Le théâtre doit aider à donner le goût et la validité des transformations nécessaires. Il ne représente pas, il altère, pour la joie juste, des traversées réelles, que chacun demande dans l’existence.

Les espaces d’art attestent, même en temps confus et lourds de silence, que la vie est à une autre dimension.
Et c’est bien ce que chacun demande pour lui-même et ceux qu’il aime, dans sa vie.

Et il y a des lieux qui en maintiennent l’idée, qui sont là pour ça, qui ne doivent pas céder.

Marie-José Malis, septembre 2019

Artistes associés

Jérôme Bel
En 1994, Jérôme Bel réalise sa première chorégraphie : Nom donné par l’auteur, à laquelle Jérôme Bel (1995) fait suite. Les besoins fondamentaux de la danse ainsi que les enjeux politiques qui la traversent sont au cœur de son travail et constituent la matière des portraits (théâtraux) de danseurs qu’il initie avec Véronique Doisneau (2004). Ce faisant, il interroge également le médium du théâtre, en particulier dans The show must go on (2001), Disabled Theater (2012), Cour d’honneur (2013), Gala (2015), et plus récemment Isadora Duncan (2019), Xiao Ke (2020). Depuis septembre 2016, il est artiste associé à La Commune.

Eddy D’aranjo
Après une formation en philosophie à l’École normale supérieure de Paris, Eddy D’aranjo intègre l’École du Théâtre National de Strasbourg, où il se forme dans la section «mise en scène – dramaturgie». Assistant de Marie-José Malis durant ses études à la rue d’Ulm pour le spectacle Hypérion, il collabore lors de son apprentissage au TNS avec Pascal Rambert (assistance à la mise en scène sur Mont vérité) et Julien Gosselin (1993 d’Aurélien Bellanger), dont il est aujourd’hui encore l’assistant. De 2017 à 2020, il anime un séminaire de dramaturgie à La Commune CDN d’Aubervilliers. Son travail sonde les possibilités d’un théâtre politique contemporain, capable d’accueillir les voix mineures et marginales, comme par exemple dans Eddy, performance documentaire et semi-autobiographique, d’après En finir avec Eddy Bellegueule et Histoire de la violence d’Édouard Louis, ou encore dans son prochain spectacle : Histoires des marges. Chapitres 1 et 2 : les pédés.

Maxime Kurvers

Maxime Kurvers, né en 1987 à Sarrebourg en Moselle, vit actuellement à Aubervilliers. Il poursuit des études théoriques en arts du spectacle à l’université de Strasbourg avant d’intégrer la section scénographie de l’École du Théâtre National de Strasbourg (2008-2011). En 2015, il réalise avec Pièces courtes 1-9 sa première mise en scène, sous la forme d’un programme théâtral qui interroge les conditions minimales de sa propre réalisation. Créé à l’automne 2016, Dictionnaire de la musique prolonge ce questionnement du théâtre et de ses ressources par la présence et l’histoire d’autres médiums. La naissance de la tragédie est un solo pour et par l’acteur Julien Geffroy. Idées musicales (2020) est un récital musical expérimental. Depuis 2018, il travaille sur un projet au long cours, Théories et pratiques du jeu d’acteur·rice (1428-2021), une bibliothèque vivante pour l’art de l’acteur en 28 chapitres. 4 questions à Yoshi Oida (2022) prolonge autrement ces questions d’anthropologie théâtrale. Maxime Kurvers est artiste associé à la Ménagerie de verre pour la saison 2016-2017, artiste résident à la Saison Foundation Tokyo en 2020 et associé à La Commune CDN d’Aubervilliers depuis septembre 2016.

Marion Siéfert
Marion Siéfert est une jeune artiste, auteure, dramaturge et performeuse, basée en France et en Allemagne. Son travail est à la croisée de différents champs artistiques et théoriques et se réalise via différents médiums : spectacles, films, écriture.
En 2015-2016, elle est invitée dans le cadre de son doctorat à l’Institut d’études théâtrales appliquées de Gießen (Allemagne). Elle y développe son premier spectacle, 2 ou 3 choses que je sais de vous, qui sera ensuite présenté au TJCC, au Festival Parallèle, au Festival Wet°, au TU à Nantes, au Théâtre de Vanves, à la Gaîté lyrique, entre autres. Elle collabore sur Nocturnes (2015) et L’Époque (2018), deux films du réalisateur Matthieu Bareyre. Depuis septembre 2017, elle est artiste associée à La Commune CDN d’Aubervilliers. Elle y crée Le Grand Sommeil, programmé notamment lors de l’édition 2018 du Festival d’Automne à Paris, et Pièce d’actualité n°12 : DU SALE (2019), duo pour la rappeuse Laëtitia Kerfa et la danseuse Janice Bieleu. Sa dernière création, _jeanne_dark_ (2020), est le premier spectacle de théâtre créé pour la scène et Instagram.