Mené par Charlotte Imbault, septembre 2025
Non-lieu plonge dans le dossier d’instruction de l’affaire de la mort de Rémi Fraisse qui s’est produite la nuit du 25 au 26 octobre 2014. Comment avez-vous commencé à travailler cette matière ?
Sima Khatami : On a commencé à travailler en 2020 en se concentrant sur le dossier d’instruction. On l’a lu de A jusqu’à Z. C’est un dossier complexe qui intègre non seulement différentes matières comme les procès-verbaux, les lettres entre les avocats et les juges, mais aussi une partie dédiée aux coupures de presse. À la manière d’un dérushage de film, on a désossé ces 10 000 pages qui sont devenues 2 000, puis 400 et enfin 90 avec lesquelles on travaille actuellement. On a pris beaucoup de temps à comprendre cet objet.
Olivier Coulon-Jablonka : Ce qui nous intéressait de garder, c’était la rythmicité de l’instruction. On s’est concentré sur la première partie de la procédure qui s’étend de la période des faits d’octobre 2014 jusqu’au premier non-lieu prononcé en janvier 2018. Pour rester attachés à la mécanique juridique de ce premier non-lieu, nous avons décidé de ne pas intégrer la décision en appel de ce non-lieu ni le pourvoi en cassation qui a aussi été rejeté.
SK : D’un point de vue méthodologique, on lisait chacun en parallèle, on soulignait des passages et on comparait nos sélections. On était sur la même ligne.
OC-J : L’enjeu était de montrer les faux raccords, de souligner les zones d’interrogations.
Quels rôles endossiez-vous à la lecture de cette archive ?
SK : On était à la fois dans la posture de l’archéologue qui creuse, qui fouille, et dans celle de l’anthropologue qui prend de la distance pour faire émerger les faits.
OC-J : Il y avait un plaisir de l’enquête. Même si on sait ce qui a causé la mort de Rémi Fraisse, le suspens porte sur la chaîne des responsabilités.
Comment vous êtes-vous saisis de cette langue juridique ?
OC-J : Nous sommes restés sur des matériaux bruts, en cherchant à suivre une position éthique, documentaire. Il n’y a aucune phrase inventée ou qui commente ce qu’il s’est passé. Pour faire entendre la formalité de la justice, on a décidé de garder certaines répétitions.
SK : Les textes sont tellement complexes que nous avons dû parfois simplifier. Tous nos choix sont guidés par la rigueur de la procédure et par la justesse de rendre compte de. On ne manipule pas, on respecte le contenu. Par exemple, la juge peut écrire : « Vous m’avez demandé que… Étant donné que… je rejette la demande », nous allons seulement garder : « Je rejette la demande. »
OC-J : La pièce demande une certaine disponibilité d’écoute avec différents registres de langues. L’idée finalement n’est pas tant de rendre la matière théâtrale que de changer la fonction du théâtre.
Quelle fonction ?
OC-J : C’est le geste affirmatif de la pièce. Alors qu’il y a eu non-lieu de manière définitive, n’y a-t-il pas un espace pour créer une assemblée de spectatrices et spectateurs qui s’interrogent sur ce que c’est qu’un non-lieu ? Pourquoi ont-ils décidé d’arrêter les poursuites, sur quels textes de lois s’appuient-ils ? Il y a des pièces de procès, il y a des films de procès, mais là, c’est avant même le procès : qu’est-ce qui fait que l’on décide de faire des poursuites ou non ? C’est l’enjeu de la représentation. Qu’est-ce qui se donne à entendre de manière démocratique, publique et qu’est-ce qui reste dans les arcanes, dans les anti-chambres ?
SK : La pièce permet que le théâtre devienne une agora. Elle ne fait pas le procès qui n’a pas eu lieu, mais on pourrait dire qu’elle fait le procès du non-procès.
L’espace du théâtre permet-il d’interroger le mot vérité ?
SK : Je suis Iranienne et il y a un vieux récit iranien du poète Maulana que j’aime beaucoup : la vérité est dans la main de Dieu et en tombant du ciel, elle se fragmente comme un miroir qui se brise. Chacun prend son petit miroir et ne peut donc raconter que sa petite vérité. La pièce fait entendre les différents points de vue du dossier d’instruction pour que le public puisse se composer son propre puzzle.
OC-J : En terme de direction d’acteur, il s’agit de chercher l’équilibre pour ne décrédibiliser aucune parole. Ça va avec une éthique documentaire. Il ne peut pas y avoir de numéros d’acteurs. Il ne peut pas y avoir d’effet de brouillage. Il faut y aller piano, piano.
SK : Dans le travail, l’émotion est mise à distance parce que, justement, on ne met pas en scène un procès.
OC-J : D’ailleurs, du fait qu’il y ait seulement sept comédiens et comédiennes sur scène, ils et elles sont amenées à jouer successivement plusieurs fonctions : le gendarme, le manifestant, puis l’enquêteur.
SK : On avait même fait un casting en auditionnant de vrais avocats, etc. Mais ça ne marchait pas.
OC-J : Le milieu judiciaire n’est pas transposable tel quel au théâtre. Le réalisme, ça se construit. Tu ne peux pas juste prendre un avocat pour qu’il fasse comme il fait au tribunal. Au théâtre, ça ne tient pas. L’espace du théâtre reste l’espace du théâtre.
SK : L’espace transposé que l’on a construit n’est pas du tout réel, avec un bureau qui ressemblerait à celui d’un juge par exemple. On utilise seulement quelques éléments saillants. L’espace est minimal, avec l’utilisation d’intertitres pour situer et contextualiser. On essaye de raconter l’espace pour décoller et raconter d’autres images.
OC-J : Pour revenir sur le mot vérité, on va dire qu’il y a une vérité théâtrale de même qu’il y a une vérité judiciaire. Nous, on ne peut pas prétendre à rectifier la vérité. Mais on peut en montrer les masques. On met les fragments de miroir bout à bout, mais il y en a des manquants.
SK : Qu’est-ce que la vérité ? Ce sont des récits.
OC-J : Ce qui est sûr, c’est qu’il y a des personnes qui mentent. Mais on ne sait pas qui !
SK : Et on entend cela.
Comment avez-vous structuré la pièce ?
OC-J : En deux parties distinctes. On commence la pièce juste après la mort de Rémi Fraisse, mais jamais nous ne verrons la reconstitution du lancer de grenade, car celle-ci n’a pas eu lieu dans la procédure.
SK : Oui, dans la première partie, c’est l’enquête. Le public suit la procédure à la manière d’un juge d’instruction. La deuxième partie pose un espace de réflexion sur la justice, une fois l’enquête finie. On revient sur des choses que l’on a déjà entendues en première partie. C’est une structure en miroir.
OC-J : Dans cette deuxième partie, on entend la confrontation entre le réquisitoire du procureur et les observations des avocats de la partie civile qui, dans le dossier d’instruction, ne se passe que par échanges de courriers. Dans la mise en scène, il a fallu que l’on donne le signe au public que nous étions bien dans l’anti-chambre du tribunal ! C’était important pour nous que l’on entende la bataille judiciaire et qu’elle y soit. Évidemment, ce ne sont pas des plaidoyers, mais on a quand même les jalons de l’argumentaire : chacun essaye de trouver des failles.